Note de Lecture: La Côte d’Ivoire coloniale : 1893-1960 (par le Dr Yao Kouakou Marcel)

La Côte d’Ivoire coloniale : 1893-1960, tel est le titre de l’ouvrage du Professeur Jean Noël Loucou publié par les Éditions Félix Houphouët-Boigny et les Éditions du CERAP en 2012, et réédité en 2016 et 2021. L’auteur est le Secrétaire général de la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix. Il a déjà publié plusieurs ouvrages sur l’histoire ivoirienne et africaine.

L’ouvrage comprend 365 pages réparties en dix chapitres. La structuration des chapitres est bien équilibrée. L’auteur a convoqué plusieurs sources et ouvrages pour élaborer le présent travail. Il analyse la colonisation française en mettant un accent particulier sur l’impérialisme colonial, les résistances à la conquête coloniale, la mise en place de l’administration coloniale et les mutations économiques, socioculturelles. Il explique enfin, la lutte émancipatrice et l’accession du territoire à l’indépendance.

 L’auteur souligne fort à propos, dès le premier chapitre, le rôle des nations européennes qui découvrirent la côte occidentale d’Afrique et précisément celle de la future Côte d’Ivoire entre le XVème et le XIXème siècle. Les Portugais, les Hollandais, les Anglais furent les précurseurs et concurrents des Français sur la côte occidentale d’Afrique. La présence européenne se réduisit, trois siècles durant, à quelques points de relâche pour les navires et quelques comptoirs commerciaux. Les premières tentatives d’implantation française eurent lieu aux XVIIème et XVIIIème siècles. Cette phase fut un échec et mit fin aux velléités françaises sur la côte de la future Côte d’Ivoire. Mais, avec l’avènement de Louis-Philippe 1er (1830-1848) à la tête de la France, la politique d’expansion française fut relancée. Cette fois-ci, l’accent fut mis sur l’impérialisme commercial, la politique des points d’appui et la création des comptoirs fortifiés sur la côte de la future Côte d’Ivoire entre 1843 et 1871. Les comptoirs fortifiés connurent une faillite du fait des conditions naturelles défavorables et des difficultés politiques et économiques. À l’impérialisme commercial initié par la France se substitua l’impérialisme colonial. Il est marqué essentiellement par l’avènement des « résidents français » et la création de la colonie de Côte d’Ivoire. Tels sont les faits décrits et expliqués par l’auteur dans le chapitre II de l’ouvrage.

 Le chapitre III traite de la conquête coloniale et des résistances. Commencée en 1893, la conquête coloniale s’acheva en 1920. Elle connut deux grandes phases : « la pénétration pacifique » de 1893 à 1920 et « la politique de la manière forte » de 1908 à 1920. La première étape fut conduite par le gouverneur François-Joseph Clozel et la seconde par Gabriel Angoulvant. L’avènement de ce dernier à la tête de la colonie fut marqué par le renforcement de l’implantation française, minutieusement décrit et analysé. Certes, les résistances ont connu un échec. Cependant, elles ont contribué à ce que l’auteur qualifie de « prise de conscience d’une situation commune, à la défense de la liberté et à l’indépendance, à la reconnaissance d’une spécificité culturelle ».

 La mise en place et l’impact des structures administratives, économiques, socioculturelles expliqués respectivement dans les chapitres IV, V et VI, représentent, à n’en pas douter, des temps forts de l’ouvrage. L’auteur précise que l’administration coloniale s’est mise en place progressivement selon les impératifs de la conquête et de la mise en valeur. La France opta pour le système d’administration directe, système suivant lequel toutes les affaires sont gérées par le colonisateur. Par ailleurs, l’auteur analyse l’économie de traite considérée à juste titre comme le système d’exploitation initié par le colonisateur. Les nouvelles conditions politiques, économiques et idéologiques de la fin du XIXème siècle sont à l’origine de l’économie de traite qui se mit en place et se développa dans le cadre du pacte colonial français.

Abordant la politique sociale et culturelle, l’auteur note qu’elle ne toucha qu’une infime partie de la population ivoirienne. En revanche, elle permet de relancer le débat sur « la mission civilisatrice » de la France. Le colonisateur mit l’accent sur la médecine moderne, l’école et l’église qui servit les intérêts de la France et qui fait l’objet de débats. Au-delà de la polémique autour de la réalité de la fameuse « mission civilisatrice », l’auteur conclut que la politique sociale et culturelle ne toucha qu’une partie infime partie de la population, notamment en matière d’assistance médicale et d’enseignement.

Par ailleurs, l’auteur soutient que la colonisation entraîna des changements sociaux (chapitre VII), notamment la croissance démographique et les progrès de l’urbanisation. Il souligne que la Côte d’Ivoire coloniale a eu trois capitales : Grand-Bassam, Bingerville et Abidjan ; et que le sud du territoire s’urbanisait plus rapidement que le nord. Cela pourrait s’expliquer par « la création de villes du café et du cacao » initiées par le colonisateur qui enregistrèrent la présence massive de populations africaines venues d’autres régions et des pays limitrophes. En un mot, le développement des cultures industrielles notamment le café et le cacao, la mise en place des centres administratifs et commerciaux accélèrent la croissance démographique et l’urbanisation. Par ailleurs, le développement économique du territoire engendra de nouvelles classes sociales : les classes rurales composées essentiellement de planteurs et d’ouvriers agricoles d’une part, et les classes urbaines regroupant la bourgeoisie administrative naissante et la bourgeoisie commerciale, d’autre part. À côté de cette catégorie, l’on trouve les classes moyennes, les prolétaires et les marginaux.

Les mutations culturelles induites par la colonisation sont de plusieurs ordres : les dynamiques religieuses, la culture africaine à l’épreuve et l’éclosion d’une nouvelle culture. Tels sont les grands axes du chapitre VIII de l’ouvrage. L’auteur montre que le colonisateur exploite minutieusement le christianisme et l’islam pour prospérer et étendre son emprise sur la société ivoirienne. Toutefois, quelques Africains résistèrent à cette domination religieuse. Cela se traduit par leur adhésion aux Églises syncrétiques (qu’on retrouve au niveau de la Basse-côte) et aux cultes traditionnels.

 À la veille de la Première Guerre mondiale et au moment où s’achevait la conquête coloniale, plusieurs mouvements messianiques d’origine libérienne déferlent sur la Côte d’Ivoire et rencontrent un écho particulièrement favorable auprès des populations ivoiriennes en état de crise. Jean -Noël Loucou précise que les mouvements messianiques d’origine libérienne les plus connus sont : le Harrisme, le Do et le Yesu. À côté d’eux, l’on retrouve des prophètes d’origine ivoirienne : Bébeh Grah, Boto Adaï, Beugré Niamba, dit Papa Nouveau. Les femmes contribuèrent aussi à ce que l’auteur appelle « l’ivoirisation du prophétisme ». La prophétesse Marie Lalou, fondatrice de la religion déïma en est une parfaite illustration. Globalement, le rôle du mouvement messianique fut mitigé. Si le messianisme souleva un moment d’enthousiasme populaire et put compter à son actif, un début de réalisation d’unité entre diverses ethnies, il fut incapable de proposer des actions concrètes, susceptibles de conduire à une véritable libération. Malgré tout, l’administration coloniale connut des difficultés avec la naissance des mouvements de résistance. Ses exigences   avaient entraîné un état perpétuel de guerre entre Français et indigènes. Cette situation aboutit à la « crise du colonialisme qui « fut accentuée par la Seconde Guerre mondiale » (chapitre IX).

L’ouverture faite par la Conférence de Brazzaville et les nouvelles données de la politique internationale furent perçues comme une bouée de sauvetage par la population ivoirienne. En sonnant le glas de la prééminence des puissances européennes, la fin de la Deuxième Guerre mondiale marquait le début d’une ère nouvelle dans l’orientation de la politique internationale, dominée désormais par les USA et l’URSS. Ces deux puissances « poussèrent à l’émancipation des colonisés ».  Jean-Noël Loucou précise également que la Constitution de la IVème République promulguée le 27 octobre 1946 détermina les nouveaux rapports entre la France et les colonisés. Le préambule de cette loi fondamentale affirme que les droits politiques sont étendus aux Africains. Ainsi, des syndicats, des partis politiques et des forces parapolitiques furent créés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

La vie politique naissante est étudiée sous l’angle des partis politiques : filiales des partis politiques métropolitains comme la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), le Mouvement républicain populaire (MRP), le Rassemblement du peuple français (RPF) ; et partis politiques ivoiriens comme le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA) et le Parti progressiste de Côte d’Ivoire (PPCI).

Quant aux forces parapolitiques analysées, elles se répartissent en deux groupes : les forces traditionnelles et néo-traditionnelles composées des chefferies et des associations traditionnelles, et les syndicats et les groupes d’étude. Ces forces parapolitiques ont contribué à la création des partis politiques. C’est l’exemple du PDCI-RDA qui fut porté sur les fonts baptismaux par des hommes issus de l’Union des originaires des six cercles de l’ouest de la Côte d’Ivoire (UOCOCI), du Syndicat agricole africain (SAA), du Groupe d’études communistes (GEC).

Ainsi organisées, les élites politiques ivoiriennes s’engagèrent dans la lutte électorale et parlementaire. Quelques-uns initièrent des actions de masse qui se traduisirent par une série d’incidents sanglants à travers tout le territoire. L’administration coloniale réprima les combattants pour la liberté des peuples opprimés dans le but de maintenir l’ordre face aux partisans d’une formation politique supposée extrémiste : Le PDCI-RDA. A contrario, les membres de ce parti pensent que la répression fut une opération montée de toute pièce par l’autorité coloniale pour mettre fin à la lutte anticoloniale.

Pour apaiser le climat politique, le RDA décida de se désapparenter du Parti communiste français à partir d’octobre 1950. La politique de la main tendue du leader du PDCI-RDA permit à son parti d’intégrer tous les autres. Les élections de 1951 à 1956 consacrèrent la victoire et l’hégémonie du PDCI-RDA.

 Pour maintenir ses colonies sous sa domination, la France mit en œuvre de nouvelles réformes politiques : la Loi-cadre et la Communauté (Chapitre X). Au niveau local, le PDCI-RDA, parti de combat anticolonialiste se transforma en parti de gouvernement. La Communauté franco-africaine fut un échec et accéléra l’accession à l’indépendance des colonies africaines. La Côte d’Ivoire, pays membre de la Communauté, accéda ainsi à l’indépendance, le 7 août 1960.

 L’ouvrage de Jean-Noël Loucou présente un grand intérêt. Il propose une synthèse historique sur la colonisation française en Côte d’Ivoire. Dans l’ensemble, la démarche de l’auteur est logique et cohérente, le sujet est bien cerné à partir d’une documentation appropriée. Les temps forts de la Côte d’Ivoire coloniale ressortent bien. Les objectifs de l’ouvrage sont judicieusement présentés. La conclusion donne la quintessence des analyses et ouvre des perspectives de recherche intéressantes.

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