Le Traité d’Abuja, de juin 1991, a posé les fondations de la création de la Communauté Économique Africaine (CEA), dans laquelle les économies des États membres de l’Union Africaine (UA) devraient être, à l’horizon 2028, entièrement intégrées afin de se développer et d’affronter la mondialisation. Il semble évident que les objectifs et les dispositions du Traité tendent essentiellement à organiser un processus d’intégration d’envergure continentale, matérialisant ainsi l’existence d’une certaine spécificité africaine.
Il existe aujourd’hui une pluralité de regards sur l’Afrique aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Afrique. Ces regards rassemblent, à partir de l’idée d’Afrique et de son désir, trois ordres de courants reposant tantôt sur des idées reçues ; tantôt sur des représentations imaginaires ; ou encore de manière plus concrète, sur des réalités vécues; à savoir, celles des territoires à la fois scandaleusement riches en ressources du sol et du sous-sol qui ne profitent pas toujours à la majorité des populations exploitées. Tous ces trois regards participent, dans leurs aspects contradictoires, de « l’invention de l’Afrique ». Ces regards nous rappellent ceux de Boillot et Dembinski dans leur ouvrage Chindiafrique–La Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde demain ou celui de jean-Michel Sévérino et Olivier Ray dans Le temps de l’Afrique. Ces quatre auteurs, en effet, estiment que la transition démographique ou la Fenêtre d’opportunité démographique qui se fait jour en Afrique pourrait être un très grand atout pour elle.
L’Afrique est un continent marqué par la diversité et l’hétérogénéité de 54 pays offrant un tableau contrasté en termes de développement économique et de richesses en ressources naturelles. On peut distinguer quatre grands groupes de pays : ceux à économies diversifiées, les exportateurs de pétrole, ceux à économies en transition et ceux à économies en pré-transition. Dans un contexte d’audace et d’affirmation continentale et de quête d’ordre post hégémonique, cette dynamique participe à l’édification d’une autre Afrique qu’il importe de comprendre, de scruter pour en saisir les manifestations et son apport pour le développement de l’Afrique.
Depuis 2000, un consensus s’est dégagé quant au potentiel qu’a l’Afrique de devenir le prochain pôle de croissance mondiale. En effet, durant les dix dernières années, en particulier avant la crise financière mondiale de 2008, l’Afrique a connu une croissance accélérée. L’émergence » semble être l’objectif visé par les « politiques » d’une bonne partie des pays africains. En effet, dans les discours politiques, elle a une occurrence significative et apparaît vraisemblablement comme le point de mire de l’exécution des projets de société .Ce mot séduisant est un poudroiement voluptueux et d’enchantement.Pour François-Xavier Bellocq : « L’émergence, c’est la capacité d’un pays à transformer sa croissance en développement économique et social durable » [1].Elle implique une mutabilité d’une société fondée sur la recherche de l’épanouissement individuel et collectif.
Voici 14 ans que la communauté internationale s’est engagée à atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement à l’aube de 2015. Les retombées de cette déclaration sans précédent sont d’autant plus discutés que les évolutions erratiques de la mondialisation semblent de moins en moins maîtrisables. Cette déclaration de solidarité inédite en faveur des pays et des populations les plus pauvres est aujourd’hui plus qu’hier en débat. Qu’en est-il des promesses, des engagements ambitieux solennellement proclamés ?
I. QUE SAVONS-NOUS ?
La mondialisation telle qu’elle se manifeste aujourd’hui engendre chaque jour plus de tensions et de déséquilibres, se muant trop souvent en une « globalisation des externalités négatives ». La situation économique africaine est impactée de plein fouet par trois caractéristiques de la mondialisation : des échanges internationaux matériels et immatériels qui ont explosé, entraînant une compétition elle aussi globale et en partie dématérialisée ; la nécessité de nouvelles règles du jeu pour les réguler ; et enfin, la transformation de notre société globale en société de l’information, avec des moyens de communication et d’expression immédiats et planétaires, qui induisent des modes de fonctionnement et de décision nouveaux, dont l’utilisation à grande échelle des techniques d’intelligence (au double sens du terme) et d’influence.
Certes, effectivement l’Afrique bouge, évolue, se donne les moyens de prendre en main la résolution de ses crises, de prendre en charge son destin, de s’engager sur la voie d’un changement profond et durable. Si on regarde les quatre dernières années, les 11 pays d’Afrique les plus performants ont atteint le seuil de croissance de 7 %, considéré comme étant un préalable à la réalisation des OMD (Objectifs du Millénaire pour le Développement. Depuis 1995, la croissance de plus de 5 % est devenue une donnée ordinaire. La liste des pays les plus performants (Éthiopie, Sierra Leone, Libye, Ghana, Rwanda, Liberia, Malawi, Zimbabwe, Nigeria, Mozambique) n’en souligne que davantage l’importance centrale de la production et des exportations de produits de base. La question essentielle consiste à déterminer si ce bond en avant restera un épisode exceptionnel ou s’il marquera un réel décollage économique de l’Afrique.
Si on ne peut nier les réelles avancées dans bon nombre d’Etats africains, il est urgent de garder raison. La croissance n’est pas forcément synonyme de réduction de pauvreté et d’inégalité. Elle n’est pas non plus mécaniquement créatrice d’emplois. Si la dynamique de croissance à l’œuvre suscite autant d’espoir, c’est qu’elle s’appuie sur deux leviers puissants : l’exploitation des ressources énergétiques et minérales et la croissance de la demande intérieure. Le risque majeur serait de voir une partie du continent s’enliser dans une spécialisation à l’exportation dans les ressources pétrolières et minières, sans pour autant sortir de la pauvreté. Le temps de l’Afrique n’est peut-être pas encore pleinement arrivé.
Le risque d’un chômage de masse pour les centaines de millions de jeunes Africains attendus d’ici à 2050, constitue une menace d’abord pour la stabilité d’une Afrique devenue plus urbaine et soumise aux pressions de migrations renforcées par la pression démographique et accentuera la mobilité de sa population qui sera d’autant plus forte qu’elle sera jeune.
La diaspora a été certes reconnue par l’Union africaine comme la 6ème région d’Afrique. Et les jeunes talents de la Diaspora rentrent mais hélas, il n’y pas de plan d’action accompagné de mesures pour y arriver et la majorité reste prise en tenaille et finit par envoyer, massivement d’ailleurs, une partie importante – près de 35 % – de son épargne en Afrique pour ne soutenir que la consommation.
En vue d’accomplir l’objectif d’intégration, les concepteurs du Traité d’Abuja créèrent des communautés économiques régionales (CER), qu’on peut définir suivant trois caractères essentiellement : leur portée géographique est régionale ; leur domaine d’intégration est économique ; et leur institutionnalisation est décidée par l’Union Africaine. Le constat est que l’intégration régionale relève encore trop souvent de la spéculation intellectuelle des politiques.
L’émergence économique de l’Afrique nécessite de modifier la structure de ses relations commerciales avec les grands émergents et les partenaires traditionnels en passant d’une économie à prédominance agricole et artisanale à une économie industrielle. L’enjeu pour le continent est de diversifier ses structures économiques et de promouvoir l’intégration économique régionale afin de créer des économies d’échelle. L’enjeu est aussi de mettre en œuvre des stratégies à la fois cohérentes, coordonnées et complémentaires vis-à-vis de ses différents partenaires en vue de tirer parti des opportunités offertes.
II. QUE POUVONS-NOUS FAIRE ?
Pleine de promesses et de talents humains, l’Afrique reste éternellement en devenir. L’Afrique est un continent actuellement confronté à deux principales problématiques, à savoir la qualité de la croissance et sa durabilité. L’enjeu est de savoir comment faire en sorte que l’Afrique tire parti de l’actuelle dynamique interne et externe pour créer des emplois pour sa population et réduire sa dépendance. C’est là, sans aucun doute, l’un des grands défis que devra relever un certain nombre d’Etats africains. Chaque Etat doit trouver ses propres réponses en fonction de ses ressources, de son environnement et de sa dynamique de développement.
Les relations entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne, sont encore régies par l’empreinte compassionnelle des accords de Cotonou, eux-mêmes héritiers du rêve eurafricain. Les divers accords régionaux et internationaux conclus au cours des deux décennies passées ont changé considérablement les règles du commerce mondial, en influant sur les politiques commerciales intérieures et en ouvrant de nouveaux débouchés au commerce. De fait, l’Afrique doit se remettre de son ouverture au commerce international avant que les industries nationales ne deviennent compétitives.
Éradiquer la pauvreté en la ramenant à un niveau résiduel socialement tolérable, c’est-à-dire à un taux de pauvreté monétaire inférieur à 10% est le leitmotiv de toutes les politiques nationales et internationales. Tout semble parfaitement huilé, magnifiquement ficelé sur papier, sauf que l’on est obligé de constater que les objectifs sont loin d’être atteints. Pour inverser la tendance, il faut un leadership dynamique, volontariste et visionnaire ainsi que des actions efficaces et coordonnées permettant d’adopter et de mettre en œuvre une politique industrielle cohérente.
En matière d’industrialisation, il convient de tirer deux grands enseignements de la période des programmes d’ajustement structurel. Tout d’abord, alors que ces programmes visaient la stabilité macroéconomique et des réformes structurelles susceptibles de créer des conditions favorables pour les entreprises étrangères en particulier (par exemple en protégeant les droits de propriété et en garantissant le respect des contrats), aucune stratégie cohérente n’était définie face aux défaillances du marché et aux externalités qui restreignaient l’activité économique en Afrique. Ensuite, le retrait de l’appui des pouvoirs publics, même en présence de défaillances systématiques du marché, et la libéralisation des échanges, qui s’est faite sans tenir compte des capacités des entreprises locales, ont exposé les entreprises africaines à la concurrence étrangère à un moment où elles n’étaient pas prêtes.
III. QUE POUVONS–NOUS ESPÉRER ?
L’espérance n’a jamais été une certitude en Afrique. En l’occurrence, on ne peut être que surpris par cette croyance en cette inexorable ascension économique qui pourrait porter l’Afrique vers l’émergence par excellence. L’émergence actuelle ne fait que favoriser les populations qui vivent et ne jurent que par les rentes de situation. La question capitale est celle de savoir si on doit considérer la rente pétrolière ou minérale dont bénéficient beaucoup de pays africains comme une forme d’avantage comparatif ou comme un leurre économique. La « malédiction des ressources » n’est pas une fatalité, c’est un problème politique. C’est un problème de déficit de gouvernance.
Etant riche en ressources, l’Afrique peut espérer réaliser une mutation structurelle rapide en transformant ses vastes ressources naturelles et matières premières (produits primaires) en produits finis destinés à l’exportation, ainsi qu’en tirant parti du modèle pays chef de file/suiveur qu’on trouve en Europe ou en Asie et des liens en aval entre l’industrialisation et le reste de l’économie réelle. Le renforcement des capacités pour améliorer, certifier et assurer la qualité et les normes des produits industriels revêt de l’importance si l’on veut tirer parti de l’accès au marché mondial et soutenir le processus d’industrialisation.
L’émergence pose une question transcendantale pour parodier Kant, transcendantale par ce qu’elle s’interroge sur les conditions de possibilité de Notre avenir à tous (Our Common Future) pour reprendre le titre du fameux rapport Brundtland de 1987.
- Quels sont les critères définissant une économie émergente et quel serait le rôle du secteur privé africain ? Et quelle approche privilégier, nationale ou approche régionale?
- Comment les pays africains peuvent-ils revitaliser le rôle des institutions de financement du développement pour promouvoir le financement industriel tout en tirant les enseignements nécessaires de leurs échecs antérieurs?
- Si l’aide publique au développement a vu le jour sur fond de dette morale post-coloniale et qu’elle a perduré comme instrument de gestion de la guerre froide, sur fond de clientélisme, comment faire pour que le partenariat Afrique-Europe serve leurs objectifs, notamment le maintien d’une croissance économique forte et le renforcement de l’intégration régionale ?
Malgré les victoires de ces dix dernières années qui ont renouvelé l’importance stratégique de l’Afrique et qui commencent à reconfigurer et à refaçonner de manière fondamentale et permanente les relations internationales du continent, nous demeurons constamment sur le pied d’alerte, prêts à forcer la réflexion.
L’Institut Afrique Monde a vocation à devenir une plateforme influente de réflexion et d’actions efficientes en matière de bonne gouvernance sur la base d’analyses approfondies et de diagnostics pertinents. Le couple Afrique monde n’a toujours pas fait bon ménage. Aujourd’hui plus qu’hier, Le monde a besoin de l’Afrique, comme l’Afrique a besoin du monde. L’impératif stratégique est de positionner l’Institut Afrique Monde comme plateforme africaine avec une audace à voix multiples tout en évoquant la nécessité de mettre en place une double logique de discontinuité à la fois dans la méthode et dans le contenu notamment en accélérant l’agenda de la Communauté Économique Africaine (CEA). Pour cela il nous faut réinventer l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité pour réconcilier ce couple mouvementé, souvent désuni, parfois réconcilié, mais inévitablement complémentaire. Indépendamment, et tout en prenant en compte ces nécessaires singularités, on peut se risquer à formuler quelques impératifs globaux pour l’émergence de l’Afrique :
- Une croissance accélérée de l’économie notamment par l’économie de proximité ;
- Une évolution et convergence du pouvoir d’achat ;
- Une convergence de l’Indicateur de développement humain et le partage de la prospérité économique ;
- Une capacité d’attraction des Investissement étrangers directs, de l’investissement en portefeuille mais aussi des transferts de la Diaspora ;
- Une diversification de l’économie avec un niveau élevé de la quantité et de la qualité des produits exportés
- L’amélioration des capacités productives notamment par l’augmentation de la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le produit intérieur brut et la maîtrise des chaines de valeurs ajoutées par l’agglomération des compétences ;
- L’amélioration de l’environnement des affaires (institutionnel, légal et prévisible) y compris pour le secteur informel.
Jean-Baptiste Harelimana
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