Note de Lecture: Les réseaux Foccart, L’homme des affaires secrètes (par Jean-Pierre Listre)

Jean-Pierre Bat: archiviste paléographe, a été responsable du « fonds Foccart » aux Archives nationales. Ce fonds est constitué des archives personnelles de Jacques Foccart et de son service à l’Élysée, le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches. La richesse de cet ensemble archivistique, patrimonial et historique permet d’éclairer, et même de comprendre, nombre de prises de positions et de décisions liées à la politique africaine du général de Gaulle et de Georges Pompidou.

Outre ses écrits portant, notamment, sur le maintien de l’ordre en période coloniale, Jean-Pierre Bat a déjà écrit plusieurs ouvrages autour du personnage de Jacques Foccart et de ses fameux « réseaux » [1] avec, toujours en arrière-plan, cette idée constante d’une Françafrique qui aurait continué, au moins dans les premiers temps postcoloniaux, à maintenir une présence française active et, en tout cas, plus sensible et prégnante que ne le laisserait supposer le statut d’indépendance formelle conquise par les anciens territoires de l’Empire. Pour nourrir cette réalité, l’existence de réseaux efficaces et ramifiés s’est imposée. On aurait donc pu s’attendre, comme souvent lorsqu’un historien traite du cas Foccart, à un ouvrage plutôt à charge sous plusieurs angles assez classiques : ingérences insupportables, défense des intérêts les moins nobles de l’ancienne métropole, frein à un développement endogène des nouvelles nations africaines, etc.

Le présent ouvrage, « Les réseaux Foccart, L’homme des affaires secrètes« , se distingue des formes classiques de récit sur la décolonisation et les premières années des indépendances africaines pour devenir une sorte de portrait de l’homme Jacques Foccart et de son époque, en s’appuyant sur un tapuscrit du journaliste Georges Chaffard, brossant en 1969 un portrait réaliste de « Jacques Foccart, l’homme des affaires secrètes » et en le relisant à la lumière des archives désormais disponibles.

Et 1969 est une année charnière. Les années 1960 s’effacent avec l’éloignement du Général de Gaulle à la suite de l’échec du référendum sur la décentralisation. Lors de l’intérim d’Alain Poher, Président du Sénat, à la tête de l’Etat (de fin avril à fin juin 1969) dans l’attente de l’élection de Georges Pompidou, quelques « règlements de comptes politiques » se font jour. Jacques Foccart, qui avait accumulé certaines détestations à gauche et chez les centristes, se voit attaqué de toutes parts, d’autant plus que des scandales encore récents comme la sinistre affaire Ben Barka qui vit l’implication de branches douteuses des services secrets semblaient porter la marque toute désignée de notre homme de l’ombre.

En effet, sous le général de Gaulle, Jacques Foccart est secrétaire général des Affaires africaines et malgaches à la présidence de la République. En tant que « Monsieur Afrique » de l’Elysée, il dispose d’authentiques pouvoirs pour mener à bien sa mission. Et il est également chargé, auprès du Président, « de l’outre-mer, des affaires de renseignement et de sécurité et de la liaison avec les organismes gaullistes ». Cet ensemble, presque disparate, en fait le « conseiller le plus quotidien et le plus influent au ‘Château’ ». Evidemment, dans l’imaginaire de l’époque, il symbolise, de ce fait, la part d’ombre du gaullisme, depuis les turpitudes de la Françafrique jusqu’aux œuvres de basse police. En 1969, jusque dans les rangs de l’équipe de Georges Pompidou, on trouvera nombre d’adversaires résolus de Jacques Foccart et de ses supposées méthodes. Mais Georges Pompidou gardera à ses côté Jacques Foccart, avec l’essentiel de ses anciennes prérogatives. C’est dans ces circonstances que Georges Chaffard entreprit de dresser un portrait de cet homme mystérieux dont, d’ailleurs, plusieurs proches ont accepté de parler pour mieux le défendre. L’enquête de Georges Chaffard paraîtra en trois articles dans le Nouvel Observateur de fin octobre à début novembre 1969 en mentionnant le fait qu’il s’agit d’un document qui permettra de comprendre « l’homme le plus secret de France ». Mais le tapuscrit sur lequel a travaillé Jean-Pierre Bat et qui est présenté dans ce livre correspond à un document préparatoire portant nombre de corrections de Georges Chaffard. Ce document constitue la première biographie véritable de « l’homme de l’ombre ». Non exemptes de critiques à l’endroit de Jacques Foccart, ces lignes le présentent essentiellement comme un grand commis de l’Etat, angle d’attaque qui sera celui de Jacques Foccart lui-même lorsqu’il évoquera, un quart de siècle plus tard, son parcours lors d’entretiens-Mémoires avec Philippe Gaillard qui paraîtront sous le titre Foccart parle.

Pour revenir à l’enquête de Georges Chaffard, il est curieux de noter que rien ne semble émaner directement de « Monsieur Afrique » mais que, manifestement, nombre d’éléments proviennent de très proches de l’intéressé. Une édition critique de ce tapuscrit prend alors tout son intérêt, mais sans la prétention d’une vraie biographie. D’ailleurs, que comptait faire Georges Chaffard de ce travail ? Un troisième « Carnet secret de la décolonisation » ? Nul ne le sait[2]. Comme l’écrit Jean-Pierre Bat, il s’agira donc, simplement, « d’une balade dans les coulisses de la République franco-africaine des années 1960, à l’heure des indépendances ».

Jean-Pierre Bat a découpé le tapuscrit en chapitres permettant un travail critique sur des thèmes majeurs en faisant débuter chaque chapitre par un extrait du tapuscrit de Georges Chaffard, que l’auteur commente ensuite à l’aune de sources d’archives inaccessibles à l’époque[3].

On commence par un passage – « Un parfum de scandale » – qui illustre la difficulté de résister à la calomnie et l’efficacité des attaques répétées des adversaires de Jacques Foccart en cette année charnière 1969. L’homme privé Foccart en souffre jusque dans sa vie familiale (lettres anonymes de menaces, etc.). Toutes les sombres affaires lui sont imputées : l’enlèvement du Colonel Argoud à Munich, l’attentat manqué de Pont-de-Seine contre le Général de Gaulle dont on murmure qu’il en aurait été l’instigateur en montant un faux pour dresser l’opinion contre l’OAS, etc. Des romans et des scénarios de films mettent en scène « l’homme de l’ombre ». Par ailleurs, se prévaloir de l’amitié de Jacques Foccart constituerait un sésame imparable en Afrique pour être « introduit ». Mais « comment expliquer cette solide et détestable réputation de ‘Fouché de la Ve République’, attachée depuis bientôt dix ans à un homme dont la timidité, la crainte des journalistes, le goût de l’action silencieuse ont peu à peu dessiné, à tort ou à raison, l’image du personnage le plus mystérieux du régime gaulliste » ? 

En fait, Foccart s’est fait le « garde du corps politique » absolu du général de Gaulle et essuie, à ce titre, les attaques les plus lourdes, non seulement de la gauche mais, surtout, de la droite dure qui lui reprochera, déjà en 1958, d’avoir résisté à la tentation d’un coup de force militaire venu d’Alger pour renverser la IVe République. Sa ligne de conduite était inflexible : le général de Gaulle « ne peut pas revenir au pouvoir à la pointe des baïonnettes ». Il va devenir ainsi, pour beaucoup de nationalistes, « le mauvais génie du gaullisme » et il faudra l’amnistie des condamnés de l’Algérie française en juin 1968 pour qu’un rapprochement ait lieu avec la droite nationaliste contre un ennemi commun, la « révolution ». Mais, durant la décennie 1960, tous les fantasmes se donneront libre cours. En raison de la ligne antiaméricaine prônée ardemment par de Gaulle et d’une reconnaissance voulue du poids géopolitique de l’Union soviétique, on fera même de Foccart « une taupe infiltrée par Moscou au plus haut sommet de l’Etat » ! La lutte contre l’OAS, dans les années 1961-1962, qui a dû mobiliser des éléments douteux (polices parallèles, etc.) pour venir à bout de l’insurrection, a laissé des traces encore fraîches quelques années plus tard et l’on retrouvera à l’œuvre ces éléments incontrôlés dans le déroulement de l’affaire Ben Barka, dont beaucoup estimeront que Foccart était obligatoirement « au parfum ». Jean-Pierre Bat montre bien, en consultant certains contenus sensibles déclassifiés en 2017 parmi les archives cachées par Foccart en pleine crise de Mai 68, sa complète absence de compromission dans cette sombre affaire et, au contraire, son implication directe dans la réorganisation profonde du SDECE[4] à l’époque.

Bien sûr, Foccart est un ancien du SDECE, mais du service Action, et non du service VII, l’un des plus discrets et plus efficaces rouages du SDECE, composé de « plombiers » et autres « honorables correspondants », travaillant avec des « sources » parfois louches. Foccart est, au contraire, un militaire dans l’âme et s’est tenu éloigné des manipulations douteuses prêtées au SDECE.  Mais nous sommes à la fin des années 1960, mai 1968 a fait soudain paraître désuète une certaine sociabilité des anciens de la Résistance souvent passés dans les services secrets à la Libération. A tort ou à raison Foccart apparaît comme la figure emblématique de cette génération dont la jeunesse remonte aux années 1940 et qui continue à « cultiver une certaine culture issue de la Résistance, nourrie par les guerres coloniales et prolongée en métropole dans l’hostilité à la IVe République ».

Et Foccart est soudain fragilisé par la présence, autour de George Pompidou, de jeunes ténors[5] qui ne sont « pas très ouverts aux anciennes équipes du Général de Gaulle ». Mais le nouveau Président, confiant dans Foccart et son secrétariat des Affaires africaines et malgaches, les conserve finalement à ses côtés. Cependant, les attaques sourdes de tous bords et les caricatures haineuses dans la presse ne cesseront quasiment plus. Foccart engage de nombreux procès, moins pour se disculper que pour protéger la mémoire du Général de Gaulle et c’est d’ailleurs après la mort du Général, en 1970, qu’il commencera à remettre de manière régulière aux archives nationales nombre de documents. Il procèdera, également, à la rédaction, avec l’aide de sa fidèle secrétaire du temps de la Résistance, Odette Leguerney, de mémoires qui paraîtront, après sa mort, en cinq tomes sous le titre de Journal de l’Elysée.  Dans le déluge d’écrits autour de Foccart dans cette trouble année 1969, l’enquête de Georges Chaffard, apparaît comme la contribution la plus sérieuse et documentée à la connaissance et à la compréhension de l’action de Jacques Foccart et, au-delà, de « l’héritage africain du gaullisme ».

Mais qui était Foccart, alias « Binot » ? Il véhicula les fantasmes les plus invraisemblables sur ses origines, autour des domaines de sa famille en Guadeloupe, sur son nom véritable et sa fortune supposée, etc. Sergent-chef en 1940, il n’est pas fait prisonnier et entre rapidement en contact avec Londres, où il est immatriculé, dès 1942, comme agent du BCRA (Bureau central de renseignements et d’action) sous le nom de « Binot ». Il restera durant toute la guerre en France et constitue un réseau « Action » en Mayenne. En 1944, il aura un rang assimilé à Lieutenant-Colonel au sein du BCRA et, échappant de justesse à une rafle allemande qui démantèle son réseau, en recrée un autre rapidement et prend une part très active aux activités visant à gêner les déplacements des troupes allemandes. Après un stage à Londres, il est envoyé en mission en Hollande. Breveté parachutiste en 1945, Foccart est démobilisé comme capitaine de réserve et reprend, sans entrain, ses activités commerciales d’exportateur.

Mais la guerre et le goût de l’action sont fondateurs pour Foccart, ainsi qu’un principe acquis dans la clandestinité et qui ne le quittera plus : celui de cloisonner ses activités pour préserver ses secrets. Une constatation aussi : sous ses dehors physiques assez banals, l’homme est courageux et beaucoup plus sportif qu’il n’y paraît. Il sautera encore en parachute à un âge avancé, fait du judo avec un entraîneur du 11ème Choc et pratique régulièrement le tir au pistolet. Il cultivera enfin, très profondément, les amitiés issues de la Résistance.  

S’il a toujours rechigné à faire personnellement de la politique, ses qualités le font vite distinguer par les autorités à la Libération. Dès décembre 1944, il est membre fondateur de « l’Amicale Action », remarqué par Soustelle et Chaban-Delmas.

Et tout cela au service d’une foi gaulliste absolument inébranlable. En 1947, Foccart entre au Conseil national du RPF (Rassemblement du peuple français). En 1948, il devient président de la Commission des territoires d’outre-mer, délégué national pour les DOM-TOM en 1949 et Conseiller de l’Union française en 1952. En 1954, il remplace Louis Terrenoire comme secrétaire général du RPF.

Surtout, en 1953, avec le colonel de Bonneval, aide de camp du général de Gaulle, il accompagne le Général dans un périple africain qui lui fera notamment rencontrer Félix Houphouët-Boigny. Commence une amitié confiante entre les deux hommes à un moment où Houphouët-Boigny n’est encore que l’assez radical président du RDA (Rassemblement démocratique africain), « en butte à l’hostilité des éléments conservateurs européens ». En 1956, nouveau périple avec Olivier Guichard et Bonneval pour accompagner le Général aux Antilles et dans le Pacifique.

On mesure bien, déjà, le parcours singulier et rapide de Foccart, héros de la Résistance discret, mais non moins discret homme d’affaires aisé par le biais de la SAFIEX, société commerciale qu’il a créée durant la guerre et qui lui assurera toujours une indépendance financière mais lui fera aussi quelque ombrage. Assurément l’époque était trouble, nécessitait parfois des « couvertures » pour d’authentiques actions contre l’ennemi, ce qui suscitera néanmoins des doutes chez certains témoins et aboutira à de délicates actions en justice dans l’immédiat après-guerre, toutes éteintes faute de preuves suffisantes…

Foccart manifeste une authentique ouverture d’esprit lors des votes à l’Assemblée de l’Union française en approuvant les réformes proposées, tout en exigeant cependant que l’ordre soit maintenu. Mais il faut voir que cette grande fermeté, qui le ferait passer maintenant pour un être dur et prompt à l’action souterraine et définitive, était l’apanage de nombre d’hommes politiques de tous bords à l’époque. Or, encore une fois, seul Foccart a paru cristalliser sur sa personne toutes les critiques à l’encontre de la politique et des méthodes du gaullisme. Jean-Pierre Bat estime que le travail de Georges Chaffard fait bien la part des choses à ce sujet. Et l’auteur de montrer la maîtrise et la prudence de Foccart lorsqu’il s’agit désormais de choisir ses hommes pour servir le Général. Ses amitiés militaires, raffermies lors de « périodes » fréquentes, lui permettent de garder les contacts nécessaires. Pompidou saura également apprécier les particularités de cet homme indépendant – un peu comme lui finalement – qui a su arriver magistralement au premier plan sous de Gaulle sans avoir fait partie du « premier cercle » de Londres.

Lors des évènements de mai 1958, Foccart est efficace et avisé. Il sera l’un des intermédiaires sûrs et bien renseignés, distillant adroitement la « position » du Général à tout moment à partir du siège du RPF rue de Solférino[6]. Il saura faire éviter à des gaullistes parfois très « allants » des options et dérives par trop militaristes et de Gaulle saura apprécier cet homme qui devinait bien sa pensée profonde.

Evidemment, à partir du moment où il entre, dès juin 1958, comme conseiller technique à l’Hôtel de Matignon auprès du président du Conseil Charles de Gaulle, chargé de la liaison avec les services secrets, il devient l’homme de l’ombre par excellence ! En fait, de Gaulle a choisi Foccart, ancien colonel du service « Action », pour régler deux problèmes au SDECE, en apparence contradictoires : d’une part faire pièce à un personnel trop type « fonctionnaire socialiste antigaulliste » depuis l’élimination du Colonel Passy en 1946 et, d’autre part, maîtriser une branche Action qui devient considérable et presque incontrôlable dans sa lutte sans merci contre les pourvoyeurs d’armes du FLN algérien.

En 1959, Charles de Gaulle emmène avec lui Jacques Foccart à l’Elysée en lui conservant ses dévolutions du moment et en rajoutant des responsabilités en matière de politique africaine. Mais Foccart va franchir un échelon supplémentaire à l’occasion des évènements algériens de 1960 à 1962 (les « barricades », le putsch militaire d’avril 1961, l’OAS), lorsque son savoir-faire va lui permettre d’arbitrer intelligemment entre deux clans : les « anciens » des réseaux gaullistes de la Résistance et celui des équipes nouvelles œuvrant en Afrique. Dans ce cadre, la SAFIEX et ses ramifications internationales peuvent rendre de multiples fonctions, à la fois à un parti (le RPF) et à des services secrets satisfaits des multiples contacts noués par Foccart. « L’attitude durant la guerre » prime quasiment sur toute autre considération lorsqu’il s’agit de jauger quelqu’un. Ses fidèles seconds pour l’Afrique (Marcel Chaumien, Raymond Bichelot et Bob Maloubier notamment) n’échapperont pas à ce critère de sélection.

Mais le général de Gaulle, une fois tournée la page algérienne et de la guerre subversive, veut se consacrer à la défense nucléaire tout en maîtrisant la situation en Afrique noire. La création des postes de liaison et de renseignement (PLR), par décision du Premier ministre Michel Debré en 1959, va permettre au SDECE d’étendre ses compétences aux Etats de la Communauté. Des personnalités telles que Maurice Robert et Jean Mauricheau-Beaupré vont seconder Jacques Foccart dans la mise en place des PLR (ils seront bientôt douze, installés dans les locaux des présidences africaines) dans les différentes capitales nouvellement indépendantes au tournant de l’année 1960. Se met ainsi en place une Françafrique, notion intermédiaire entre des colonies et des nations qui seraient complètement déconnectées de l’ancienne métropole.

Debré tient solidement Matignon – et donc l’ensemble des services secrets – jusqu’en 1961 et Foccart se concentre sur l’Afrique noire en empêchant la « désagrégation » de cet ensemble. Ce qui n’est pas simple avec une Afrique déstabilisée par les situations du Cameroun et du Congo ex-belge et une Guinée emmenée par « le jeune et bouillant Sékou Touré ». Pour les deux dossiers qui intéressent directement la France, le résultat est peu glorieux et « la main du SDECE » n’aura pas toujours été heureuse. Les tentatives de déstabilisation, voire d’élimination, de Sékou Touré échouent pour des raisons parfois grotesques et il est prouvé que Foccart ne croyait guère aux succès de tels types d’opérations ; le général de Gaulle ne pardonnera jamais aux « services » de l’avoir emmené, de facto, dans de telles aventures. Quant à l’élimination lamentable de Félix Moumié, leader de l’UPC (Union des populations camerounaises), opposant au président Ahidjo, elle est vue à l’Elysée comme « une c…ie ». Une reprise en main du SDECE s’impose. Elle sera confiée à Foccart.

Sur ces dossiers brûlants, Jean-Pierre Bat dissèque précisément les détails qui font échouer des affaires par nature compliquées lorsque les services deviennent pléthoriques  (d’autant plus que l’on est encore en pleine affaire algérienne) : implications multiples, diplomates qui n’en peuvent mais, latitude trop importante laissée à des sous-ordres, etc.

Le volet suivant, sur le Katanga, peut être vu comme « le premier terrain d’action de ‘l’équipe Foccart’, où les agents du SDECE n’agiront que pour fournir des moyens ou des relais ». Il s’agirait, ni plus ni moins, d’une tentative de la France de s’intéresser de près au « Congo Léopoldville » en ne considérant pas comme caducs « les droits reconnus à la France sur le Congo par les accords Léopold II-Jules Ferry des 23 et 24 avril 1883 » ! Début 1960, les richesses du Katanga attisent d’ailleurs aussi bien les convoitises des Français que des Anglais de la Rhodésie et tout cela agace bien les Belges. En 1961, la tentative de la France de placer un chef d’état-major français (le colonel Trinquier) à la tête de l’armée katangaise échoue. Les évènements d’Algérie vont obliger Foccart à mettre son activité congolaise en sommeil. Cependant, quelques officiers mercenaires parviennent à s’imposer dans l’entourage proche de Moïse Tshombé, président du Katanga éphémèrement indépendant. Tout cela s’arrêtera en 1963 avec la fin de l’indépendance du Katanga.

Revenant à l’Algérie, Jean-Pierre Bat montre que Foccart n’a pas eu la responsabilité directe de la lutte contre l’OAS (Organisation armée secrète). En effet, Foccart ne pouvait pas (ne voulait pas), en tant que secrétaire général pour la Communauté, être le « barbouze » en chef d’actions violentes, évidemment à la limite de la légalité, même dans une lutte sans merci contre des factieux eux-mêmes sans beaucoup de scrupules. Le recrutement pour venir à bout de l’OAS ne sera pas exemplaire et l’on retrouvera nombre de personnages peu recommandables dans les sombres affaires des années futures mettant en cause, notamment, le SAC.

Petit à petit, même si son implication directe n’est pas prouvée, on considèrera que Foccart est le nouveau « Père Joseph de la Ve République ». Il est vrai aussi, que, de plus en plus, Foccart, apparaît comme le confident, le « gardien du temple », celui qui est capable de déjouer toutes les tentatives de déstabilisation du gaullisme. Homme de pouvoir et écouté – et aussi parce que dans les moments difficiles, il s’est montré le plus courageux -, ses entremises sont évidemment efficaces et entretiennent toujours plus le mythe de l’existence de réseaux d’influence. La littérature internationale s’empare de lui : le romancier britannique Frederick Forsyth publie Chacal, histoire d’un complot OAS contre le Général, dans lequel Foccart apparaît comme celui qui, au plus haut niveau, montre l’étendue de son pouvoir. Pouvoir bien nécessaire pour veiller sur le Général, aussi bien sur sa sécurité que sur sa réputation.    

La menace de l’OAS s’amenuisant, la Françafrique va retrouver la première place dans son agenda. La plupart des chefs d’Etat noirs entretiendront avec Jacques Foccart, personnage parfois timide et évitant de « donner des leçons », des relations de grande confiance et de réelle amitié. Il comprenait leur attachement presque filial à de Gaulle et leur besoin de « compter » sur quelqu’un. D’autre part, tout le monde savait que jamais Foccart ne s’éloignerait de la vraie ligne du Général. Ses interlocuteurs africains savaient donc parfaitement à qui ils s’adressaient lorsqu’ils étaient avec Foccart, qu’ils pourraient compter sur lui et que la France ne serait pas un pays « étranger ». Ce facteur psychologique a joué un rôle capital dans le fonctionnement de la Françafrique – néologisme qui aurait été créé par Houphouët-Boigny.

Ce qui fera, par ailleurs, le succès du personnage Foccart à l’Elysée est, presque contre toute attente, qu’il sera très attentif – lui qui est du « privé », qui n’est pas du sérail – à ne pas froisser les fonctionnaires du Quai d’Orsay ou de l’Administration en général. Mais ce n’est pas de sa faute s’il connaît mieux ses dossiers que les ambassadeurs ou les ministres de la coopération qui se succèdent !… Jean-Pierre Bat montre bien que les chefs d’Etat africains avaient, eux-mêmes, compris qu’il convenait de se mettre en phase avec l’époque, entre fonctionnement de chefferie à l’ancienne et gestion moderne : en 1969, l’Afrique francophone pouvait apparaître comme fonctionnant mieux que le Commonwealth africain. Enfin, la manière de Foccart d’organiser son travail et ses rencontres, de traiter ses invités (souvent chez lui, où ils étaient reçus en amis très chers) explique la réussite globale de cet homme discret.

Quant à la doctrine qui sous-tendait l’action de Foccart, Georges Chaffard la résumait en trois points : (i) il y a en Afrique des dirigeants sérieux et capables ; la France peut les soutenir sans réserves ; (ii) d’autres dirigeants sont moins solides ou leur pays est plus fragile ; les interventions en leur faveur seront nécessairement limitées ; (iii) mais, si la subversion menace, « alors l’appareil français est en alerte ». Jean-Pierre Bat estime que cette doctrine fonctionna globalement dans les années 1960, à l’exception, par un concours de circonstances malheureux, du renversement du fidèle Fulbert Youlou au Congo Brazzaville en 1963. La France prit ses précautions un peu plus tard, en 1964, au Gabon, lors du putsch manqué contre Léon M’Ba.

La première guerre du Tchad est préparée, en janvier 1969, sans improvisations, car les choses vont mal depuis longtemps, à Fort-Lamy. Le président Tombalbaye, malade et après de mauvais choix (notamment les renvois progressifs de nombreux cadres militaires français) se voit contraint de demander l’aide de la France contre des rebelles. Le général de Gaulle étudie le dossier et refuse, arguant de l’inutilité d’une simple intervention militaire sans une remise en ordre générale du pays. Le Tchad accepte en mars 1969. Jean-Pierre Bat passe en revue toutes les nombreuses et vaines tentatives de remise en ordre depuis 1963, avec l’aide de partenaires africains amis (Houphouët-Boigny, Tshombé). Et puis « mai 1968 » vient troubler les esprits. L’enlisement s’ensuit et Foccart est conscient des limites d’un engagement seulement militaire. En 1973-1974, Tombalbaye s’enlise dans la seule répression et est renversé en 1975.

S’ensuivent des sortes d’encarts où Georges Chaffard évoque les derniers soubresauts d’une époque.

Bob Denard est le type même du mercenaire baroudeur, ne manquant pas de panache et suffisamment professionnel pour remporter quelques succès frappants mais éphémères lorsque le sort politique du Congo ex-belge change quasiment chaque jour et que la CIA et les Sud-africains s’en mêlent.

Le Biafra est un autre exemple où la France des années 1960 espéra jouer un rôle majeur. En 1967, le Général demanda à Foccart de « faire quelque chose pour ce brave petit peuple » envers lequel plusieurs amis africains de la France avaient l’air d’être bien disposés : le Nigeria anglophone leur paraissait acquérir déjà une puissance bien inquiétante, notamment avec le pétrole … extrait essentiellement au Biafra… On parla bientôt de génocide sur les chrétiens du Biafra (la guerre et la famine firent plus d’un million de morts) et les services français s’activèrent pour envoyer du matériel militaire et des moyens humanitaires au Biafra. Mais la sécession s’enlise et, en 1969, le président Pompidou ne veut plus entendre parler de ce conflit.

Qu’en est-il des fameux « réseaux Foccart » pour Georges Chaffard ? Le Quai d’Orsay, qui n’a jamais pris l’Afrique au sérieux (du moins, à l’époque), ne soutient pas les interventions du type de celle qui sera engagée au Biafra. D’ailleurs, les ambassadeurs de France dans les années 1960 ne sont pas issus de la « carrière » mais sont souvent des gens assez originaux et anciens de la France Libre. C’est en ce sens que l’on pourra déjà parler de « réseaux Foccart ». Le secrétariat général aux affaires africaines et malgaches de la rue de Grenelle est bien plus accueillant que les Affaires étrangères et Jacques Foccart est quand même un homme que de Gaulle a rencontré chaque soir, pendant un quart d’heure, pour parler de l’Afrique, ce qui n’est pas le cas des directeurs Afrique du Quai ! Et c’est vrai, aussi, que les agents des « réseaux Foccart » savent se salir les mains quand il le faut, à l’instar – faut-il le noter – des Américains ou des Russes.

Jean-Pierre Bat souligne que Foccart se permet d’agir dans ce cadre pragmatique car (i) il peut se prévaloir de la confiance absolue du chef de l’Etat, (ii) il maîtrise parfaitement et respecte l’appareil institutionnel et (iii) il entretient avec les acteurs politiques en Afrique des « relations interpersonnelles » étroites.

Comme le souligne Jean-Pierre Bat, ce dernier point est le fondement du caractère de Foccart. Jamais il ne parle en maître d’école à son élève. Mobutu dira, à la fin de sa vie, en 1994 : « ce qui distingue Jacques Foccart des autres ‘ amis ‘ : il vous parle en ami. Et, je ne sais pas, peut-être parce qu’il connaît mon caractère, jamais quand il vous parle vous ne sentez qu’il s’ingère dans les problèmes du Zaïre. Il vous dit : ‘Président, ceci est mal vu de l’extérieur. Si vous continuez dans cette voie-là, ça ne va pas’. Il vous parle en ami ».

Foccart s’est exprimé une seule fois, en 1995, sur France 2, sur ce qu’il entendait par « réseau ». C’était très simple, c’était un « ensemble de relations qu’il s’était créées avec des commerçants européens, avec des industriels, en Afrique, avec des Africains de toutes catégories et par la suite avec des chefs d’Etat africains, constituant un réseau. Mais je n’appelle pas ça un réseau… ». Evidemment, c’est un peu plus complexe, mais la philosophie est bien celle-là. Et Jean-Pierre Bat d’en décrire les multiples rouages fonctionnels, toujours fondés sur des relations sures issues des combats d’autrefois.

Enfin, le SAC est abordé. Disons que l’on n’empêchera jamais, dans quelque organisation que ce soit, qu’un très petit nombre profite des situations de s’enrichir ou d’accroître son pouvoir, surtout lorsque cette organisation est ramifiée et opaque. Le SAC disparaîtra de ses excès.

« L’affaire Foccart » d’avril-mai 1969, journées où tout semblait se dérober sous Jacques Foccart, est liée à toutes les fautes commises autour de lui et souvent en son nom. A la jalousie aussi, bien sûr, devant une telle réussite personnelle. Toutes les turpitudes les plus viles lui seront reprochées. Mais il renaîtra sans cesse, même avec des dévolutions un peu diminuées lors de chaque mandature de droite, Jacques Chirac lui ménageant particulièrement son attachement. La Françafrique évoluera bien entendu, mais continuera dans ce qu’elle suppose de rapports particuliers entre deux parties ayant finalement des intérêts communs et des souvenirs partagés.

Le livre de Jean-Pierre Bat est original et exigeant, car il se lit à trois niveaux : les extraits de Georges Chaffard, les développements actuels de Jean-Pierre Bat à la lecture des archives connues actuellement et nombre de témoignages intermédiaires d’acteurs de toutes sortes et de toutes époques.

Mais ce travail difficile et rigoureux est passionnant et livre deux clés pour comprendre les relations entre la France et l’Afrique francophone.

D’une part, la Françafrique n’est pas une relation faite de contraintes et de coups de force entre deux parties inégales. Elle est une tentative pour perpétuer des relations spéciales entre des pays qui ont beaucoup d’éléments en commun dans un monde fracturé. Elle est aussi l’expression que la France n’est pas vraiment un pays étranger…

D’autre part, ce qui a été construit en Afrique et dans les DOM-TOM sous le général de Gaulle et ses successeurs a été rendu possible par un homme d’exception, qui a eu ses zones d’ombre, qui n’a pas été tendre avec ses adversaires mais qui a toujours fait preuve d’une fidélité absolue envers le général de Gaulle et ses amis africains, d’un amour de la France sans faille et, sous des dehors débonnaires et presque quelconques, d’un très grand courage physique et moral. Alors, ses réseaux… Disons qu’il avait de nombreux fidèles !

Jean-Pierre Listre.


[1]  Le syndrome Foccart : la politique française en Afrique, de 1959 à nos jours, Folio, 2012.

   La fabrique des « barbouzes », histoire des réseaux Foccart en Afrique, Nouveau Monde édition, coll. « Chronos » 2017.

   Jacques Foccart : archives ouvertes (1958-1974). La politique, l’Afrique et le monde, (dir.), Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2017.

[2]     Georges Chaffard mourut en novembre 1969 des suites d’un accident d’automobile.

[3]   Le fonds d’archives du secrétariat général des Affaires africaines et malgaches, AG/5(F), le fonds d’archives cachées par Jacques Foccart en 1968 (113 AJ) et le fonds d’archives de Philippe Lettéron – bras droit de Jean Mauricheau-Beaupré (90 AJ).

[4]     Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, ancêtre de la DGSE (direction générale de la Sécurité extérieure).

[5]     Comme Pierre Juillet et Marie-France Garaud ou encore Michel Jobert et Edouard Balladur.

[6]    Initialement, la « rue de Solférino » abritait le siège du RPF (et du SAC) et non le siège du parti socialiste. Ce dernier n’emménagera rue de Solférino  – à une autre adresse bien sûr – qu’après la victoire de François Mitterrand aux présidentielles de 1981.

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1 Comment

  1. Junior Formby26 mai 2020

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